1945, la découverte - Annette Wieviorka
Alors que les célébrations du 70e anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz s’achèvent, paraît 1945 la découverte d'Annettte Wieviorka.
Il s'agit de raconter, pour l'historienne spécialiste de la Shoah, la découverte des camps de concentration par l'armée américaine, au fil de son avancée en Allemagne, durant le premier trimestre 1945. Elle s'attache pour cela la narration de Meyer Levin, journaliste américain, et le regard d'Eric Schwab, photographe français. Tous deux couvrent les dernières semaines du IIIe reich dans le sillage des unités américaines. Et tous deux sont Juifs.
Et de découvrir, stupéfaits, le premier camp d'Ordhruf, puis celui de Buchenwald, puis celui de Dora, Dachau et de Thekla et d'autres... Annette Wieviorka, dans une langue limpide, rend compte de ce double regard, de cette double stupéfaction. On y redécouvre ce que nous, hommes du XXIe siècle savons (ou croyons savoir).
Elle décortique la mise en place de mécanismes de narration initiés par l'armée américaine pour rendre compte de leurs découvertes. Elle explique les automatismes qui se mettent en place, la "monstration de l'horreur". On y découvre l'unité du système concentrationnaire nazie et la singularité de l'histoire de chaque camp.
Meyer Levin cherche à comprendre le sort des Juifs d'Europe pour en faire état à sa communauté outre-atlantique et au monde. Eric, lui, cherche sa mère qui est enfermée dans un de ces camps, sans savoir lequel. Ils les découvrent aux premières heures de leurs libérations, y participent.
Annette Wieviorka donne à voir, dans un ouvrage à hauteur d'homme, de la plume et du regard, ce que furent ces libération et découverte. En les contextualisant, à l'aune d'un savoir historique précis, l'historienne nous plonge dans une fin de guerre sidérante et permet d'accéder à la compréhension qu'en ont eu les acteurs, mais aussi leurs limites. Meyer Levin, par sa quête du destin des Juifs d'Europe sera un des grands promoteurs du journal d'Anne Frank jusqu'à se brouiller avec le père de celle-ci. Inlassable avocat de la compréhension de la singularité de la Shoah, il en précède ainsi la reconnaissance de plusieurs dizaines d'années.
J'avais déjà indiqué l'accessibilité de l'écriture d'Annette Wieviorka au sujet de l'ouvrage Auschwitz, la mémoire d'un lieu. La langue est ici encore plus limpide, semblant dérouler un fil quasi-narratif et construisant un ouvrage d'historien débarrassé de toute tentation d'académisme ou d'effet d'accumulation. Il y a une évidence de l'écriture, qui autorise le "je", celui de l'historienne dans son œuvre, dans son travail avec ses contraintes, ses limites et celui des sources.
Mais cette (re)découverte des camps est aussi la notre. Qu'en savons-nous ? de ces camps ? De ce qui s'y est passé ? Que croyons nous savoir ? L'historienne nous invite à questionner notre propre savoir et mesurer à quel point celui ci est parcellaire, incomplet. Que savons-nous, au-delà des images de bulldozers poussant les corps, image réitérée ad nauseam et saturant l'espace des représentations ? En décortiquant les mécanismes de monstration de l'horreur, la mise en place d'un "tourisme concentrationnaire" dans l'immédiat après ouverture des camps (alors même que certains déportés restent enfermés par les américains dans ces mêmes camps pour des raisons de prophylaxie) et les logiques narratives à l’œuvre, l'historienne dévoile comment, nous, savons ce que nous croyons savoir.
Au-delà du sujet traité, l'historienne pose ainsi implicitement la question du savoir, de la culture historique des citoyens, en dehors du cercle des historiens de métiers.
Par ses choix d'écriture, Annette Wieviorka fait œuvre de pédagogie au sens le plus noble du terme. L'exigence du propos alliée à la précision de l'écriture fait de 1945 la découverte un grand livre d'histoire.
Un formidable ouvrage.
Commentaires
Enregistrer un commentaire