Petite Poucette - Michel Serres






Petite Poucette, c'est la jeune fille qui vient d'avoir une vingtaine d'années. Derrière cette expression, Michel Serres crée un nouveau personnage conceptuel. Non pas un être réel, mais un individu représentatif d'une génération et, selon Michel Serres, le premier d'un nouveau type d'humain.

"Petite Poucette", parce que son outil c'est le pouce, celui qui envoie des SMS.
Petite Poucette, la geek, symbolise le nouveau type d'humain qui se fait jour devant nous, celui de la troisième révolution épistémologique humaine. Il y eut l'invention de l'écrit, puis le passage de cet écrit, manuscrit, à l'imprimé et nous observons, maintenant, le passage de l'imprimé à celui du numérique. D'un œil bienveillant et du haut de ses 80 ans Michel Serres reste admiratif d'une génération radicalement différente de celles qui la précède. Une génération naturellement à l'aise avec les nouvelles technologies mais toujours baignée dans un monde dont les institutions sont devenues obsolètes en quelques battements de cils.
Pour nous expliquer cette révolution mentale, Michel Serres file la métaphore de St Denis. St Denis, évêque de Paris, fut condamné à être crucifié au bien-nommé mont des martyrs (Montmartre). Victime de l'impatience du légionnaire sur son chemin de croix, il est décapité avant son arrivée. Miracle ! Il se relève, prend sa tête sous le bras et marche jusqu'à s'effondrer à l'endroit où est édifié en son honneur la basilique qui porte son nom.

En insérant la "révolution numérique" dans un continuum qui montre le changement du rapport à la connaissance, Michel Serres explique que le passage de l'écrit à l'imprimé s'est accompagné d'une transformation de la pédagogie et de la transmission entre les générations : la rareté des manuscrits médiévaux valorisait l'usage quasi exclusif de la mémoire. L'imprimé libéra peu à peu l'homme du besoin de mémoire : "il vaut mieux une tête bien faite que bien pleine" affirma Montaigne, observateur de ce changement. Michel Serres pointe la disparition des localisations physiques et institutionnelles du savoir : la page, le livre, la salle de classe, l'université et le professeur lui-même. Le savoir est désormais partout, il n'est plus besoin d'être localisé dans la tête de Petite Poucette, il est accessible partout, tout le temps, pour tous. Le savoir est en face de soi (et non plus dans la tête, d'où la métaphore de St Denis) dans l'écran, telle une tête posée.
Et Michel Serres d'analyser, au fil des trois chapitres qui composent ce court essai, toutes les inadéquations des institutions qui gouvernent notre monde au regard des réalités en œuvre, et en acte. De pointer le désarroi des enseignants qui s'échinent tels de modernes Don Quichotte à ânonner de caducs enseignements tirés de livres périmés avant même d'être secs. De relever nos réticences comme autant d'enracinements inutiles qui nous empêchent de voir le monde tel qu'il est, et nous installent dans la posture d'un "c'était mieux avant" réactionnaire et illusoire. Alors que la vie, mobile et évanescente que nous propose le monde qui vient doit nous inciter à faire confiance à ces jeunes qui le connaissent déjà presque mieux que nous.
Ce que j'aime avec le texte de Michel Serres, c'est qu'il m'aide à me libérer du "vieux con" qui sommeille en chacun de nous. Et surtout en moi.

La question du savoir et des nouvelles technologies traduit en ce sens la migration d'un débat qui a agité le monde de l'éducation il y a une quinzaine d'années : l'affrontement entre "pédagogues" (Meirieu, De Vecchi etc.) et "humanistes" (De Romilly, Finkelkraut etc.). Les premiers sont les initiateurs du mouvement qui souhaite mettre l'élève au centre de l'école, alors que les seconds critiquent vivement cette position estimant que c'est le savoir qui est au milieu de l'école. Pour ces derniers, le savoir est à conquérir et à s'approprier telle une montagne à gravir (avec tout un discours de valorisation de l'effort). Les pédagogues estiment que pour conquérir ce savoir, les inégalités de toutes natures entre les élèves imposent au système éducatif de placer l'élève et ses modes d'appropriation du savoir au centre du travail scolaire afin de permettre à tous d'apprendre. Ils reprennent en ce sens les critiques initiées par Bourdieu et Passeron qui visaient à montrer que le savoir est socialement normé, que le système scolaire est loin d'être équitable en ce qu'il favorise et institutionnalise les distinctions sociales qu'il inscrit dans le marbre scolaire.
Bien sûr les deux positions ont raison mais n'auraient jamais accepté de le reconnaitre.
Les humanistes ont toujours refusé de reconnaitre la discrimination qu'organisait le système scolaire. Il est difficile à un bon élève de reconnaitre que le fruit de sa réussite est en partie, sociologiquement et institutionnellement organisée.
Les pédagogues, dans leur grande entreprise de démolition des structures de reproduction sociale à l’œuvre au sein de l'école, ont jargonné à l'excès et ont imputé essentiellement à l'école le devoir de transformation et non plus à l'élève. Il fallait en quelque sorte que le savoir s'adapte à l'élève et surtout à l'enfant. À l'extrême cela niait le pouvoir émancipateur du savoir, l'élève étant enfermé dans les inégalités qui conditionneraient son destin scolaire.

Pourquoi cette longue explication ? Parce que le texte de Michel Serres traduit l'évolution de ce débat qui agite toujours l'éducation nationale.
Derrière un texte très écrit, elliptique et lapidaire par moment, à la fois limpide et abscons (la deuxième moitié de l'ouvrage laisse assez perplexe), Michel Serres délivre un message très ambigu.
Férocement critique envers toutes les générations qui précèdent la génération Y, Michel Serres brosse un portrait idyllique de cette génération qui n'aurait plus besoin d'apprendre vu que le savoir est déjà accessible. Que l'énervement des vieux (cons) envers eux est archaïque. Mais au delà des critiques entre générations, qui visent d'abord à déconstruire le système de pensée du lecteur (Petite Poucette lira-t-elle le livre de Michel Serres ? pas sûr...), l'auteur reprend les arguments des pédagogues. Si le débat des années 1980-1990 visait à transformer l'école dans ses orientations, les promoteurs du numérique dans la pédagogie visent directement à une dissolution des structures de l'école. Le texte de Michel Serres propose la disparition même de l'école.

Mais surtout le point qui me semble le plus problématique dans Petite Poucette est la conception du rapport au savoir que valorise Michel Serres. En plaçant le savoir à l'extérieur de l'individu, comme un étant là, bref, en le réduisant à wikipédia, dans tout son texte, Michel Serres méconnait le pouvoir transformateur du savoir. Le savoir n'est pas quelque chose d'extérieur à l'individu. Il confond data et savoir, qu'il faut probablement écrire avec une majuscule. Le savoir transforme l'individu, l'émancipe. Le savoir, c'est d'abord un savoir-être et non une collection d'information. Le savoir c'est ce qui in-forme l'individu.
En ce sens, la position de Michel Serres cumule les pires des arguments des pédagogues et des humanistes. Elle externalise le savoir comme les humanistes le faisaient. En lui enlevant son pouvoir émancipateur, elle s'attache à la valeur de l'individu comme les pédagogues mais elle lui retire l'objectif de l'appropriation du savoir (que les pédagogues gardaient toujours en ligne de mire, même si les humanistes faisaient semblaient de l'ignorer dans leurs plus virulentes critiques).

Pire, la métaphore de St Denis est somme toute assez problématique. Les jeunes sont décapités. La métaphore du martyr céphalophore est très mal trouvée (je ne suis pas sûr que Michel Serres ait réellement mesuré ce qui est avant tout un gigantesque lapsus). Qu'en sera-t-il lorsque les écrans sont éteints ? Qu'en est-il du sens critique de chacun, lorsqu'il est attaché à ses chaines numériques ?
Car Michel Serres ne propose finalement que le modèle d'un utilisateur du savoir et non d'un producteur du savoir. Il ne montre qu'un usager, un consommateur de média, telle une boite à remplir et à vider.
Mais qui contrôle les tuyaux, les accès, les péages ?
Ceux qui continueront d'aller dans les écoles les plus sélectives, où le numérique est ramené à sa juste mesure. Un outil. Un outil en plus et non pas à la place des autres comme le promeut Michel Serres. Ceux qui contrôleront iront à Stanford, là ou Michel Serres enseigne à plusieurs dizaines de milliers de dollars par an. Mais pas tous les autres qui n'auront qu'une école du clic où le savoir n'est plus construit et intégré, mais des écoles numériques où la fascination de l'outil aura fait oublier le vrai sens de l’École : l'émancipation de l'individu.

Michel Serres annonce, dans un texte somme toute assez manipulateur, les pires promesses de Gérard de Sélys et Nico Hirtt dans leur Tableau noir. La numérisation avancée de l'école alors qu'elle n'était que spéculative lors de l'écriture de ce livre est devenu réalité une quinzaine d'années plus tard, elle est même l'incarnation de la continuité des objectifs de l'éducation nationale indépendamment des ministres et des majorités. Pire, le texte de Michel Serres les justifie et interdit toute critique dans son tableau idyllique d'une jeunesse que l'on doit cesser d'instruire au non de l'archaïsme supposé de toute forme d'enseignement...

A la fin, je n'aime pas ce texte.

Une autre critique plus complète découverte après rédaction.

Une troisième critique avec un débat animé ici.


A qui l'offrir

- aux vieux cons, pour ne pas cesser de l'être ;
- aux technolâtres béats.

 

Pour prolonger la lecture

- Tableau noir, texte spéculatif des années 90 sur la numérisation de l'école (en cours) et sa privatisation dont elle est la conséquence directe (à venir).



- L'emprise numérique de Cédric Biagini, (lecture en cours), l'anti-Michel Serres. Requinquant en ces temps "numériquement correct".


 







 
- Le successeur de pierre de Jean-Michel Truong, passionnante dystopie qui narre un affrontement à mort entre l'humanité et le silicium, mais aussi plein d'autres thématiques. A lire absolument, d'autant plus qu'il vient d'être réédité alors qu'il était indisponible depuis longtemps.

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