La séparation - Christopher Priest





L'histoire : les jumeaux Sawyer représentent la Grande-Bretagne au JO de Berlin de 1936, en aviron. Rudolf Hess leur remet leur médaille. Si Jack est indifférent au contexte politique, il n'en est pas de même pour Joe dont le sort de la famille juive qui les héberge, des amis de leur parents, le concerne au plus haut point. Joe met son frère devant le fait accompli est ramenant clandestinement la fille ainée dont ils sont tous les deux épris. Joe épouse la fugitive et devient objecteur de conscience, travaille à la Croix-Rouge et est un des artisans signataire de la paix signée entre Rudolf Hess et Churchill en 1941. Jack intègre la RAF et subit un amerrissage de catastrophe. Tous deux ont des pertes de conscience, des hallucinations : tantôt la guerre s'achève en 1945, tantôt la paix est signée en 1941, plus particulièrement le 11 mai 1941. Que s'est-il donc passé durant la nuit du 10 au 11 mai 1941 ?



Dans cette uchronie (à quoi ressemblerait le monde, si tel ou tel événement s'était déroulé différemment, avait divergé ?), Christopher Priest signe un hommage évident à un des chef-d'œuvre de Philip K Dick, Le maitre du Haut-Château. Ici, point d'explication totalisante, juste la multiplicité des points de vue : chaque frère livre sa perception des événements, un écrivain des années 80 (celles où l'Allemagne n'a pas perdu la guerre) reçoit un manuscrit énigmatique par une non moins énigmatique personne, un compagnon de vol de Jack raconte sa version des faits. Toutes se confirment et se contredisent en même temps.
Après son accident d'avion, Jack doit reconstruire sa mémoire, mais tout ne semble pas correspondre.
Après avoir été blessé dans un bombardement, Joe a des hallucinations qui s'évanouissent et semblent le faire passer d'un monde à l'autre mais sans jamais pouvoir distinguer le réel de l'hallucination.
Mais quel est le monde de référence ?
Avec une écriture fine, qui prend son temps sans être lente, subtile décidément, laissant chaque individu exprimer ses doutes et ses interrogations, C. Priest tente d'exprimer la réalité de chacun autant par ce qu'il dit que par ce qu'il ne dit pas. La narration se situe autant dans l'explicite que dans les creux, les non-dits et les omissions. En ce sens, à plusieurs reprises durant la lecture, l'écriture de Priest m'a rappelé celle de Kazuo Ishiguro dans Les vestiges du jour. Par touches subtiles et impressionnistes, des portraits se dessinent progressivement, se contredisent, et construisent, autant par les mensonges et demi-vérités que par les discours que l'on se livre à soi-même, des identités troubles. Hanté par la question de la (ir)réalité du monde et de son impossible définition, Christopher Priest déconstruit l'idée même d'une connaissance assurée et pourtant nécessaire.
Le monde existe, mais de quel monde parle-t-on ? Quel est-il ? Quels sont-ils ?
Et dans ce(s) monde(s) fluctuant(s), incertain(s), Christopher Priest donne à voir la multiplicité des faces d'un être et la complexité du concept même d'identité. Reprenant la question du double et de la gémellité, thème récurrent de son œuvre, il propose, au-delà de l'hypothèse uchronique science-fictive (des mondes parallèles infinis existent, peuplés d'autres nous-mêmes qui auraient pris d'autres décisions, petites ou grandes), une autre vision des choses, une autre réalité : nos mondes intérieurs, les livres, les histoires qui nous hantent, nos vies rêvées ne sont-ils pas autant d'uchronies possibles ? Ne sommes nous pas plusieurs ? Et puis, qui sommes-nous, vraiment ?

Christopher Priest est un écrivain subtil, très subtil.

À qui l'offrir ?

- à ceux qui aiment des textes décalés, mais dont le décalage est subtil, infime ;
- à un ado qui s'interroge sur la réalité du monde extérieur. Mais il faut aimer lire pour aller jusqu'au bout. Sans être difficile, La séparation n'est pas une lecture "facile".

Pour prolonger la lecture :

Si vous avez aimé La séparation, vous aimerez peut-être :
- les autre livres de Christopher Priest : je n'ai lu de lui que Futur antérieur, que je n'avais pas vraiment aimé, j'ai vu Le Prestige, le film, que j'ai beaucoup apprécié mais que je n'ai pas encore lu. Je cite pour mémoire ses autres titres Le Glamour (ex-titre Le don), La fontaine pétrifiante, La machine à explorer l'espace ou encore Le monde inverti. Le style et l'écriture de Priest lui sont tout à fait spécifiques. En aimer un, c'est fort probablement les aimer tous. L'inverse n'étant pas vrai, la preuve.








- si vous avez surtout aimé l'écriture de Priest, alors vous apprécierez fort probablement Les vestiges du jour où un majordome raconte sa vie passée. Par les creux de la narration et les recoupements que permet le texte, on découvre un personnage qui passe à côté de sa vie, de son amour. Un très beau roman, profondément mélancolique sur l'aliénation à soi-même.


- Le maitre du Haut-Château de Philip K. Dick qui inaugure un des sous-sous-genre de l'uchronie : "et si les nazis n'avaient pas perdu la guerre". J'étais resté extérieur à ce texte, peut-être lu trop jeune. Ici présenté dans une nouvelle et récente traduction.



- la saga du Champion éternel de Michael Moorcock. Si l'écriture est à l'opposé de celle de Priest (en clair, c'est écrit à la hache et probablement très mal traduit), Michael Moorcock développe le concept du multivers (une infinité de mondes parallèles avec autant d'incarnations de nous-mêmes) dans les séries Elric, Hawkmoon, Erekosé et Corum notamment. Malgré cela ces romans ne laissent pas d'exercer un pouvoir de fascination chez n'importe quel lecteur à l’âme adolescente... (oui, oui les couvertures sont moches, mais somme toute, ce ne sont pas les couvertures que l'on lit, mais bien l'intérieur...)





- L'échelle de Jacob, très honnête film du tâcheron Adrian Lyne où l'on suit la quête de réalité du tout jeune Tim Robbins naviguant entre des réalités parallèles après la guerre du Vietnam. Impressionnant. Une chute terrible.

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