Les mots, la mort, les sorts - Jeanne Favret-Saada


Jeanne Favret-Saada, s'installe dans le bocage mayennais en 1969. Elle va y rester trois ans. Professeur parisienne, l'ethnologue d'origine algérienne avait appris par certains de ses élèves la persistance de phénomènes de sorcellerie dans cette partie de la campagne française.

Ce "terrain" ethnologique en vaut bien un autre.

L'auteur va chercher des informateurs, comme tout ethnologue. Pourtant ceux-ci ne cessent de se dérober. La sorcellerie, c'était avant, c'est ailleurs, pas très loin, mais en tout cas pas ici. Ici on est civilisé. La sorcellerie c'est l'Autre. Dans tous les sens du terme.

Jeanne Favret-Saada se rend compte rapidement de l'impossibilité de tenir la place de la curieuse sur la sorcellerie. Cette place, celle de la science, est en contradiction même avec ce qui se joue de la sorcellerie. Car il s'agit d'abord d'une énonciation, d'un procès, au sens linguistique du terme. En sorcellerie, on est "pris" ou on n'y est pas et, dans ce cas, on n'y peut tenir aucune place (celle du sorcier étant absolument "intenable").

L'auteur sera ainsi constamment à côté de la place qu'elle croit tenir : elle devra d'abord débrouiller ce système. Qui parle ? Quelle instance s'exprime ? A qui parle-t-on ? La scientifique, la parisienne qui s'installe, l'ensorcelée, la désorceleuse, la sorcière potentielle? Il lui faudra enfin rompre avec la position d'extériorité propre à la discipline ethnographique.

La première partie de l'ouvrage est ainsi un morceau de bravoure intellectuel où l'auteur dit ainsi d' elle parle, quel est son lieu d'énonciation et comment celui-ci doit constamment être interrogé.


Alors être ensorcelé, c'est quoi ?

Dans le cas du bocage mayennais, dans les années 70, dans des exploitations agricoles familiales, c'est de subir des malheurs, inexpliqués et répétés, qui touchent le chef de famille, les membres de sa famille, et bien sûr, les animaux et les bâtiments de la ferme. C'est-à-dire l’entièreté du domaine.
Mais c'est surtout de ne pas trouver d'explication rationnelle à cette série de malheurs, jusqu'à ce qu'un proche vienne annoncer "qu'il y aurait peut-être quelqu'un qui te voudrait du mal".

L'auteur décrit ainsi minutieusement un système de régulation du malheur quotidien, un schéma explicatif utilisé par cette société qui mobilise ainsi 4 catégories d'individus : les ensorcelés, l'annonciateur, le désorceleur et le sorcier et la force qui circule entre les êtres. Un individu (qu'il faut ici entendre comme un système avec à sa tête le chef de d'exploitation et comprenant les autres membres de sa famille et sa propriété) dispose d'une force qui coïncide avec son territoire, avec le périmètre et la surface du domaine. Elle est ajustée à celui-ci. Il suffit que la force ne le soit plus (en trop faible quantité) pour qu'un sorcier (dont l'état est justement définis par le fait de disposer d'un surplus de force) vienne coloniser l'espace vacant et "ratirre" les biens de l’exploitation de l'ensorcelé vers la sienne propre. Le désorceleur, qui dispose, lui, aussi de force en excès va la mettre au service des ensorcelés pour livrer un combat magique contre le sorcier et lui retourner sa force.

La "force" n'a pas besoin d'être définie (et elle ne l'est d'ailleurs pas) pour que le système fonctionne. Peu importe également que le grand absent (au sens physique du terme) de ce système soit le sorcier : il est celui dont on parle (mais dont-on-ne-doit-pas-dire-le-nom), il est le responsable de l'état des ensorcelés, mais il n'est jamais présent, puisque justement il est celui avec qui on doit rompre toute communication.

Alors en quoi Les mots, la mort les sorts, au-delà de son caractère historique et ethnologique, peut-il nous parler, ici et maintenant ?

Parce que, comme le dit Jeanne Favret-Saada (p. 128) : Il me paraît essentiel de remarquer ici que la fascination exercée par les histoires de sorciers tient avant tout à ce qu'elle s'enracine dans l'expérience réelle, encore que subjective, que chacun peut faire, en diverses occasions de son existence, de ces situations où il n'y a pas de place pour deux, situations qui prennent dans les récits de sorcellerie la forme extrême d'un duel à mort.


Il nous suffit de penser à toutes ces petites haines ordinaires, ces pensées paranoïaques, ces détestations qui nous encombrent, ou encore à cette construction que l'on appelle "le pervers narcissique" (nouvelle figure fourre-tout du grand méchant, tellement polymorphe mais seulement détectable par ceux qui en sont victimes). Il suffit de penser aux ambiances de travail, à la vie de certaines associations, aux conflits d'intérêts ou aux concurrences entre les individus pour comprendre que le système mis au jour, décrypté et analysé par Jeanne Favret-Saada avec une rigueur et une clarté exemplaires peut servir de matrice d'analyse à nos vies affrontées. Bien évidemment, il faut transposer les termes et les situations car le bocage qui est décrit n'existe plus et les ressorts qui l'animaient ne s'énoncent plus dans les mêmes termes, mais il s'agit, à mon sens de l'ouvrage le plus éclairant qu'il soit.

En ce sens, je tiens Les mots, la mort, les sorts pour un véritable chef d’œuvre.

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Corps pour corps. Il s'agit ici du journal de terrain de Jeanne Favret-Saada, édité dix ans plus tard avec Josée Contreras. Il est possible de dire qu'il est encore plus passionnant que Les mots...
Désorceler. Avec Les Mots... et Corps pour corps ce titre compose le dernier tome qui parachève le travail de JFS autour de la sorcellerie. tome paru plus de 30 ans après le premier...!
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