Interstellar - Christopher Nolan



 
Par où commencer ?

Peut-être par le fait de ne pas savoir par où commencer, justement.
Le film est là, dans ma tête, depuis deux semaines, entêtant.

Ce n'est pas un chef-d’œuvre, mais il ne se laisse pas abandonner, ni oublier. À l'instar de la musique de Hans Zimmer, il me dit quelque chose. 

Quelques choses.

De ratiocinant, de lancinant. Comme une mélodie triste et nostalgique.


Alors, la mélancolie sera mon guide.

Interstellar est un film à la fois évident et surprenant.

Évident parce qu'il véhicule tout son lot de clichés, d'incohérences scéna-ristiques qui invalident constamment son contenu. On passera (spoilers en vue) sur la présence à proximité d'une base ultra-secrète de la NASA, du seul astronaute capable de résoudre le problème de la terre, par exemple. Sur l'ahurissante grammaire des sentiments des américains entre eux. Non, sérieusement, ils se comportent comme cela entre eux, les américains ? L'astronaute veuf qui abandonne ses enfants chéris (pour mieux les sauver, certes) mais n'embrasse pas sa fille adorée (il ne l'embrasse jamais d'ailleurs), toute ravagée qu'elle est par son départ ? Alors qu'il est quasiment sûr de ne pas la revoir ? Mais bon ce n'est pas propre à ce film. On passera sur la fin du film, ouverte à de multiples interprétations et peut-être pas à la hauteur du film lui-même.

Évident, parce que tout nous crie que Interstellar fait son 2001 l'odyssée de l'espace. Les références à ce film sursaturent le propos. Ce n'est pas d'une originalité folle, tous les films récents pillent allègrement le chef-d'œuvre de Kubrick. Que ce soit de manière un peu ratée (Lucy) ou sans grande originalité (Oblivion).
Rythme un peu lancinant, questionnement existentiel, longueur du film, tout laisse à penser que Nolan s'est confronté à Kubrick.
La référence est esthétiquement incontournable, mais elle est surtout assumée par son contenu. Interstellar ne fait pas son 2001, il en est la suite (ce que le pathétique 2010 de Peter Hyams ne fut jamais).


Interstellar pose explicitement la question de la place de l'homme dans l'univers. Kubrick la traite sous l'angle d'un sacré évacué de toute religion (ce qui est déjà remarquable dans n'importe quelle production anglo-saxonne) mais dans une dialectique téléologique. Tout y fait sens, l'évolution humaine est organisée, pensée (par qui ?) et porteuse d'un sens qui se fait progressivement jour tout en restant obscur (le véritable sens du mot ésotérisme).
2001 donne à voir une transcendance qu'il ne nomme, ni ne définit, qu'il ne fait que montrer, tels le Stalker des frères Strougatsky. L'humain n'a pas plus d'explication que la fourmi qui ne peut que constater la présence des pique-niqueurs sans en comprendre la nature.

Le mystère est là, visible, insolvable et bouleversant.
Kubrick, dans le film le moins religieux qui soit, réalise une apparition.

Nolan, pour sa part, montre un monde à l'abandon, déserté par l'esprit des hommes. Un monde où l'idée même de la transcendance est évacuée. Un monde d'après. D'après 2001.
Nolan reprend le questionnement kubrickien pour mieux l'enterrer.
Nolan donne à voir l'insignifiance de l'homme face à l'univers. Sa minusculitude face non pas à la Création, mais face à l'étant-là, dans de sublimes plans de l'espace. Interstellar est un film qui ne s'expose que sur grand écran (on ne représente plus l'espace au cinéma de la même manière depuis le Gravity de Cuaron, plastiquement autrement plus intéressant que l'Avatar de Cameron).


C'est un monde déserté par Dieu, vidé de toute espèce d'au-delà. Nolan réalise un film désespérément athée.
Un film qui signe l'ahurissante tristesse d'une civilisation résignée, où les hommes savent que la partie est achevée, que nous sommes seuls dans l'univers, sans espoir. Un film où ils ne se battent plus (enfin un film sans "grand méchant" qui perd à la fin) alors que 2001 signait l'état de guerre total, la guerre de tous contre tous.

Dans 2001, l'humanité trouvait sa fondation dans le meurtre originel, dans le pacte méphistophélique de la technologie et du meurtre. La rencontre de Floyd dans la station orbitale avec les Russes est un sommet d'affrontement verbal, la conférence avec les scientifiques américains de la Lune est une mise sous muselière par les mots, toute la communication avec Hal dans la deuxième partie du film peut se lire comme une guerre entre intelligences de types différents. Les rares pauses à cette guerre permanente montrent une apathie émotionnelle terrifiante : le discours d'une vacuité abyssale lors du transfert de Clavius vers le cratère de Tycho en montre un exemple ahurissant.

Les séquences de communication par visiophone de 2001 montre l'inhumanité en acte, par exemple. La première est celle ou Heywood Floyd appelle sa fille (incarnée par la petite Kubrick) depuis la station orbitale de transit.
On a rarement vu aussi peu de tendresse à l'écran entre un homme et sa fille.

Quant à la deuxième scène, j'ai déjà évoqué l'étonnante stupidité des parents de Poole en m'interrogeant sur la thématique des parents chez Kubrick.



Nolan répond à ces deux scènes lorsque Cooper, à peine sorti du trou de ver, visionne 23 ans de messages de ses enfants et mesure la solitude qui est la sienne et surtout, la leur. Le gâchis d'un homme qui croit sauver sa vie, celle de ses enfants et le monde, et qui ne commence qu'à comprendre qu'il passe à côté de tout ce qu'il croyait protéger. Kubrick filmait les humains qui se font la guerre, malgré ou contre toutes les filiations, Nolan filme des enfants et des parents qui ne peuvent que constater leurs échecs réciproques. Des pères (Caine et McConaughey) qui trahissent des filles (Hataway et Chastain) qui s'épuisent à les aimer alors qu'ils leur échappent, et des mères absentes.
Nolan montre une humanité où la résignation est le maître mot. Que seul l'amour pourrait topologiquement sauver le monde dans la superbe scène du tesseract. Scène qui réussit à donner à voir le temps comme une dimension dans laquelle on pourrait naviguer. Mais l'amour, bien pauvre topos, est bizarrement peu incarné dans un film qui le revendique tant.

Pourtant les qualités du film l'emportent sur ses faiblesses : l'atonalité de nombreuses scènes signe la réussite de la première partie du film sur terre, à rebours de toute héroïsation des personnages ; la séquence sur la planète de glace est une merveille plastique et le personnage incarné par Matt Damon, au ressort dramatique inattendu, accélère implacablement la mécanique narrative jusque une scène d'arrimage dans l'espace dont je défie quiconque de ne pas avoir arraché la moleskine de son fauteuil durant des secondes qui paraissent une éternité. Comme dans le trou noir.
Mais surtout, Interstellar dispose d'une qualité rare : la narration évolue en fonction de la connaissance scientifique des personnages. Mieux, elle est l'enjeu même de l'histoire et de sa progression. Malgré de fort probables raccourcis / imprécisions / aberrations (choisir le terme qui convient) scientifiques, invisibles au profane, c'est leur élucidation, la découverte de l'univers et de ses lois qui est l'objet même de la quête des personnages. Et ça fait du bien !

Interstellar est un film désespéré, athée et somme toute assez beau. Porté par une musique entêtante, bourré de défauts et d'autant de qualités, il échoue à être le chef-d’œuvre qu'il aurait pu être. Focalisé sur la figure de Cooper, incarné par un Matthew McConaughey qui n'en finit pas de faire le come-back le plus réussi des 20 dernières années (et encore je n'ai pas vu True Detective, c'est dire, mais bon sang que Mud était bon !), Interstellar est un film profondément mélancolique et pessimiste sur une condition humaine réduite à peu de choses, dans un univers profondément hostile et indifférent à sa petitesse.
Il n'en demeure pas moins qu'Interstellar réussit à proposer enfin une vraie descendance à 2001, dont l'ombre plane tel le monolithe, tel le trou noir central, ce fourre-tout qui permet toutes les incohérences scénaristiques.




Pour prolonger le film



2001, l'odyssée de l'espace. Le film-matrice.


La grande porte. La figure du trou noir et ses dérèglements temporels ont visiblement inspiré le scénario des frères Nolan.













Une réflexion aussi sombre et désespérée sur la condition humaine dans Le grand pouvoir du Chninkel.















La BO, entêtante et assez réussie, bien moins pompière que celle d'Inception du même Hans Zimmer




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